
Le ciel est gris, les nuages blancs, et le vent me fait perdre l'équilibre. Je me tiens debout, je suis plus proche du ciel que du sol. Pourtant, je devrai me jeter dans le vide pour rejoindre le ciel. De ce bâtiment, je peux tout voir, et tout me paraît petit, les gens, les arbres à la couleur d'automne, les bancs, les voitures...
Contrairement à mes sentiments, qui eux, ne font que grandir, je suis montée ici, je l'ai fait, il ne me reste que quelques mètres à marcher et j'en aurai fini. Pourtant, je n'ai pas encore franchi le pas, je suis là, à penser, à exister, à vivre. J'ai levé ma tête vers le ciel, et j'ai laissé mes cheveux se faire bercer par le vent. Dans ce ciel blanc un oiseau vole en solitaire, il agite ses ailes du bas vers le haut. J'ai ensuite regardé le sol, c'est ce que j'ai toujours fait, jamais je n'ai fait face à mes problèmes. Je ne veux plus me dérober, je vais le faire.
Je n'avais pas pu vivre ma vie, je devais vivre ma mort. Je m'approchais doucement du bord du bâtiment, et j'observais ce qui serait peut-être ma dernière demeure, à côté d'un parking, sur le sol en béton gris et dur. Qu'est-ce qui me serait fatal ? La chute ou bien le trop d'air qui me rentrerait dans les poumons ? Peu importait, j'allais rejoindre ce que j'attendais depuis ma naissance, la mort. Elle allait me sortir de cette vie, elle allait me protéger, elle pourrait effacer toutes mes douleurs, faire disparaître mes sentiments, elle était la solution au problème qu'est la vie. Peut-être que je renaîtrais, et que je ne rencontrerais jamais la mort. Ou alors je resterais plongée dans un sommeil éternel, je ne serais donc plus consciente de rien. Et si j'allais en enfer, je pense que ce ne serait pas pire que ma vie.
Je quitte mon entourage, ma destinée est de me réfugier dans la mort. Je fuis la vie et j'affronte la grande faucheuse.
M'acceptera-t-elle, moi la fille qui ne s'aime même pas elle-même ? C'est mon seul choix, il n'y a rien d'autre à faire. Du jour où ma mère m'a expulsée sur cette terre.
A aujourd'hui ! Un jour après la prétendue fin du monde ! Nous voici, le 22 décembre 2012. Je n'ai pas cru à la fin du monde, je l'ai espérée. Je n'aurais pas eu besoin d'être courageuse, il m'aurait suffi de nous laisser mourir, l'Humanité et moi. Je veux que ma mort soit pleine de souffrances, à un point telle, qu'elle me fasse oublier les douleurs de ma vie.
Je parle de douleur : le mal que je ressens est dû à l'ignorance, je ne supporte pas qu'on ne me remarque pas, qu'on ne me voit pas, qu'on m'ignore. Tout cela me fait douter de mon existence. Je ne me suis jamais acceptée, à l'école ou dans ma famille, je me suis toujours sentie différente. Celui qui a inventé le concept de normalité est la personne que je hais le plus. C'est quoi, être normale ? Je n'ai pas la réponse, peut-être que c'est à cause de mon physique, ou alors de mes croyances, ou encore à cause de mes origines...? Mais tout ce que je sais, tout ce qu'on m'a appris, c'est que je ne suis pas "normale".
Tout résidait dans cette éducation, ce qu'on m'avait transmis en héritage, la manière dont on m'avait appris à vivre, tout cela m'avait poussé à me mettre à l'écart. Ma famille ne me manquerait pas.
À qui je manquerai ? À mon père, celui qui ne sait même pas en quelle classe je suis ? À mes soeurs, qui ne provoquent que de la jalousie de ma part ? À mes amis qui ne m'apprécient que pour la partie de moi que je ne suis pas ? J'ai pensé au mal que je pourrai leur faire par ma mort, je doute qu'ils aient pensé au mal qu'ils m'ont fait de mon vivant. Je ne veux plus vous poser de problèmes. Je me réfugie dans la douce mort, l'endroit où j'espère que tout est noir, où je pourrai être en paix.
Des gouttes de pluies commencent à tomber, du ciel gris, elles mouillent mon visage, et accompagnent les larmes, qui roulent sur mes joues et qui brûlent mes yeux. Ce n'est pas de la peur qui fait couler ces larmes, ce n'est pas non plus de la rage. Je suis heureuse, pour la première fois de ma vie, je pleure. Tout était au fond de moi, j'avais cachée ces larmes, je les avais gardée pour aujourd'hui. Le jour de ma libération. Le jour où tout se fini pour la plupart, mais où tout commence pour moi. J'ai toujours rêvé de crier ma rage, de hurler ma douleur, d'en finir avec ma vie. Alors moi qui suis dans les dernières secondes de ma vie, j'ouvre la bouche, je respire un grand coup, je prépare mes poumons et je hurle : "Alors le monde, tu entends ma voix ? Ce sera la première et la dernière fois !"
Les gens en dessous de moi commencent à s'agglutiner, ils me voient. Si seulement, ils avaient pu faire attention à moi.
Voilà une autre chose que m'apportera la mort : la reconnaissance. Je fais encore un pas, le vide est proche, j'y ai longuement pensé, longuement... Je suis prête. À tous ceux qui diront que j'ai eu tort, je leur réponds qu'ils ne me connaissaient pas. Quant aux gens qui penseront aux personnes malades, j'ai envie de dire que cela ne me concerne pas. C'est peut être égoïste, mais je serai morte dans quelques secondes maintenant, alors je m'en fiche. Je sèche mes larmes, et je regarde le ciel.
Toutes mes pensées sont bouleversées par l'arrivée sur le toit d'un homme dans la force de l'âge, il pleure.
Je sèche mes larmes rapidement pour qu'il ne puisse pas les voir.
Que fait-il là ? Je n'arrive pas à savoir si il m'a remarquée.
Il regarde devant lui sans me prêter attention.
Il avance doucement, il passe à côté de moi et monte sur le rebord du bâtiment.
Il déploie ses ailes en formes de bras et les fait battre de plus en plus fort.
Mais, il ne saute pas. Il me regarde et il s'adresse à moi.
“ Tu veux me regarder mourir ? ”
“ Pas du tout ! ”
Il descend du rebord du bâtiment, et s'approche de moi.
“ Alors pars. Je ne voudrais pas te traumatiser... ”
“ J'étais là avant, alors laissez moi mourir et partez. ”
“ Toi, tu veux mourir ? À croire que tous les suicidaires de la ville se sont donnés rendez-vous ici ! ”
Je remarque qu'il s'est arrêté de pleurer.
" Et pourquoi vous voulez mourir ? ” demandai-je.
“ Je... ”
“ Vous n'êtes pas obligé de me le dire. ”
Il se frotte les yeux.
“ Les gens ne me connaissent pas. Enfin... Par exemple, je travaille dans la même entreprise depuis vingt ans, et on n'y connaît toujours pas mon nom. Ce n'est pourtant, pas beaucoup demander qu'on sache mon nom ? ! ”
“ Vous vous appelez comment ? ”
“ Cela vous intéresse ? ”
“ Je vais mourir, alors, je ne vous garantie pas de m'en souvenir, mais... Oui, cela m'intéresse. ”
“Je m'appelle Thomas, et, je ne sais pas si je dois te le demander mais... Si tu veux, tu peux me dire ton prénom, ta raison de mourir... ? ”
“ Disons que je ne me sens pas à ma place, personne ne s'intéresse à moi, et j'espère que quand je serai morte ils se rappelleront tous, que j'existe."
Il se met à rire.
- “ Pourquoi riez-vous ?! ”
Je ne plaisante pas, pourquoi rit-il ?
Je suis sérieuse, et il n'y a rien de drôle au fait que je veuille mourir.
Ma raison est- elle idiote ? Je ne comprends pas...
“ Mais pourquoi riez-vous ?! ”
“ T'en connais beaucoup, des suicidaires connus ? ”
“ Et vous alors, je pourrais vous dire la même chose ! ”
“ Oui... ”
Je regarde à nouveau, les gens qui me regardent.
"Tu as raison, ma petite ”, rajoute-t-il.
“ Alors pourquoi voulez-vous mourir ? ”
“ Alors pourquoi tu veux mourir ? ”
Je baisse la tête.
“ Je... Arrêtez de me parler ! ”
“ Tu doutes, ça y est, tu veux vivre ? ”
Je me mets à rire.
“ Pourquoi ris-tu ? ”
“ Bah... ”
Puis, je pleure, et lui se met à rire.
“Tu pleures maintenant ? ”
Thomas...
C'est vrai, je ne connais pas de suicidaires connus.
“ Merci ”, marmonnais-je entre sanglot et joie.
“ Tu es très bizarre, chère inconnue, mais merci à toi. J'aurais rejoint la mort, si tu ne m'avais pas perturbé. ”
“ Je m'appelle Emma ”, lui dis-je.
Puis, je me demande: pourquoi ? Pourquoi, cet inconnu m'a fait changer d'avis, moi qui n'ai jamais rien espéré d'autre que mourir ? La mort qui semblait être une libération, s'avére-t-elle être la prison qui m'a empêchée de voir d'autre solution ?
Moi, qui ne pense qu'à la mort depuis mon plus jeune âge, jamais je n'ai songé que ma destinée soiit différente. Pourtant en discutant avec lui, une évidence m'est venue à l'esprit : ce que je cherche dans la mort, je peux sans doute le trouver dans la vie. Vie qui, je le découvre, offre la possibilité de se remplir de rencontre, et où le ciel peut passer du gris au bleu.
Par Thomas, je réalise que l'oiseau est capable de ne plus voler seul, sans dérobades.
L'effort de grimper dans les hauteurs de ce bâtiment accompagnée sans le savoir, d'un inconnu, porté par les mêmes envies de rejoindre la mort, a permis une rencontre avec la vie.
L'effort avait finalement porté ses fruits.